Sans transmission, combien de trésors oubliés ?

Dans les villages de la Beira interior, région montagneuse du nord-est du Portugal, ignorée _ ou épargnée _ par l’effervescence touristique, et trop souvent quittée par des enfants attirés par d’autres lumières, les fruits bleus des oliviers et leur huile aux reflets d’or vert, à l’intensité voluptueusement unique, menaçaient de devenir un secret, que personne ne pourrait plus partager.

Dans l’isolement de ces reliefs, recouverts de sapins, d’eucalyptus, d’arbousiers, et parsemés de villages en pierre de schiste, combien d’années les corps noueux des derniers paysans allaient-ils encore grimper au sommet de leur échelle de bois, cueillir une à une les olives galega, offertes par des arbres hauts de plusieurs siècles ?

Ne sous-estimons pas les bienfaits de l’olive. Elle préserve la vigueur des hommes. Et peut aussi inspirer leur destin. Comme pour beaucoup de Portugais, celui d’Egidio semblait longtemps tracé loin de son village natal de Bogas de Baixo. Grandi en France, il s’était éloigné de la Beira de ses ancêtres pour s’épanouir dans le milieu parisien de la production musicale. Investi en particulier dans la direction artistique, Egidio a connu l’excitation de la découverte de nouveaux talents, le plaisir d’en bonifier les créations, de recueillir la quintessence de leur inspiration. Il ne se doutait pas qu’une fois cette page trépidante tournée, il retrouverait la même exaltation au contact de son terroir et des paysans.

De retour sur la terre familiale, Egidio se refait une vie en s’imprégnant de la nature environnante, de ses traditions et de ses produits. L’huile d’olive pressée sur place est alors une révélation. Quand tant d’autres lui ont semblé fades, uniformes, vides de réalité, celle de ce territoire lui chante une autre histoire. Fille et petite-fille de moulinier, sa maman, Maria do Ceu, comprend le coup de foudre et lui propose de l’initier aux arcanes de l’ « azeite ». Elle met alors tout son cœur à puiser dans sa mémoire pour encourager la vocation de son fils.

D’abord comprendre cette variété Galega, qui, avec la Carrasquenha et la Cordovil, signe l’essentiel de la production portugaise. Sa petite forme ovoïde, sa façon de passer du vert au rouge, avant de se teinter de bleu quand elle est prête à cueillir. Comprendre qu’à Bogas et dans ses environs, cette olive donne le meilleur d’elle-même, car loin des oliveraies industrielles, standardisées et affadies par les engrais et l’irrigation, elle est le fruit d’arbres anciens et isolés dans des jardins, parfois plantés jusqu’à 1300 m d’altitude, soumis à des étés étouffants et des hivers rudes. Les racines profondes de ces oliviers séculaires et le stress hydrique qu’ils subissent, accentuent la puissance des polyphénols, ces antioxydants, à la fois gages de bienfait pour la santé et de force gustative. Cueillies à la main, puis doucement pressées à froid par les moulins des villages, les Galega révèlent ainsi leur onctueuse intensité.

Egidio se forme d’abord dans les jardins de la famille, pressant, en 2013, une première récolte manuelle de 5 tonnes d’olives pour 500 litres d’huile. Goûteuse avertie, sa maman aura cette phrase magique : « Je ne sais pas si c’est la meilleure. Mais, meilleure, tu ne trouveras pas ». Un verdict vite confirmé par le laboratoire d’analyse, ne revenant pas du taux de polyphénols présents dans ce jus, et par les premières dégustations des professionnels français des métiers de bouche découvrant qu’un coin perdu du Portugal peut tenir tête à l’aristocratie des huiles italiennes, grecques ou provençales.

Alors que sa mère disparaît après lui avoir légué ce savoir, Egidio met en place le processus qui lui permet aujourd’hui de commercialiser les nectars des jardins de Bogas. La production familiale ne pouvant suffire, le fils prodigue va de village en village, de maison en maison, convaincre ces paysans _ Ana, Antonio, Rosa, Luis Jorge… _, au savoir-faire ancestral, de cueillir désormais un peu plus que ce qu’ils destinent à leur consommation personnelle, pour lui céder le surplus d’huile qu’ils vont ainsi presser.

L’approche de ces taiseux n’est pas toujours simple, mais face à la conviction passionnée d’Egidio, et après quelques verres de vin ou de medronho (l’eau de vie d’arbouse), un réseau de petits producteurs se tisse, en même temps que le Franco-Portugais engrange les conseils des anciens et fait le tri des meilleures parcelles (se méfiant, par exemple, des oliviers en bordure de potager, trop irrigués et donc moins goûteux).

S’impliquant dans toutes les étapes de cette production, Egidio participe aux cueillettes des courtes et brumeuses journées d’automne ; voit l’huile des galega s’écouler doucement des moulins ; vérifie la justesse aromatique de ce qu’il recueille ; laisse à ces huiles le temps de reposer (et travailler) six mois pour les embouteiller à leur apogée.

Par respect pour ses producteurs et par souci de préserver leur identité, jamais il n’assemble les produits de ces récoltes monovariétales. Issue de rendements limités, pour en préserver la qualité, chaque « cuvée » possède ses subtiles spécificités et varie _ comme les vins _ en fonction des années. Malgré ces variations, L’Huile d’Egidio se distingue en trois familles. Deux appartiennent à celle des huiles produites dans les jardins d’altitude aux terres rocailleuses, l’une étant celle de début de cueillette, l’autre d’une cueillette à pleine maturité. La troisième provient des jardins s’approchant de la vallée, plus riche en alluvions.

L’huile de début de cueillette, produite avec des olives récoltées en altitude, possède une vivacité brûlante, qu’on dirait presque pimentée. D’un vert éclatant, cette huile tout en fraîcheur épicée, est un condiment qui vivifiera des légumes cuits à la vapeur, une brousse fraîchement caillée, des rougets grillés.

Ces mêmes Galega des hauteurs de Bogas, mais cueillies plus mûres, donnent une huile au fruité ardent, aux arômes d’artichaut cru, d’herbes fraîchement coupées, magnifiquement équilibré par son onctuosité. Elle sublimera, par exemple, un poisson grillé ou rôti au four, des crudités ou des tomates mûres à point, une burrata parsemée de basilic, ou un simple morceau de pain (fait, pourquoi pas, avec une farine de maïs, comme le broa de milho lusitanien).

L’huile produite sur des pentes plus douces tempère l’acidité des polyphénols par une délicatesse suave, des saveurs plus mûres et beurrées, parfaites sur des carpaccios de thon ou de bœuf, un plat de morue, dans une ratatouille ou un potage de légumes, mais aussi associées à du miel et du fromage blanc, voire à des fraises.

Chacune de ces fioles, en tout cas, concentre l’histoire d’un territoire, de traditions, d’un parcours, prêts à renaître et resplendir dans nos assiettes.

Stéphane Davet
Le Monde,
Prix du journaliste français de l’année dans la catégorie gastronomie aux Plumes d’or du vin et de la gastronomie - 2018